« Il y a un lien entre l’augmentation du nombre de tueurs en série et le contexte économique »

par Ludovic Simbille

À force de polars ou de séries, les serial killers font désormais partie de la culture populaire. Dans le monde réel, leur multiplication serait liée à l’aggravation des inégalités, selon le sociologue Laurent Denave qui publie un livre sur le sujet.

Basta! : De Jack l’Éventreur au Zodiac, les tueurs en série alimentent en scénarios d’innombrables polars, films et séries. En quoi cette figure, qui émerge surtout à partir des années 1980, serait-elle liée au capitalisme ?

Laurent Denave : Ce type de tueurs n’a pas toujours existé dans l’histoire, on les trouve en nombre dans certaines sociétés et moins dans d’autres, ce qui pose question… Dans les sociétés capitalistes occidentales, Europe et Amérique du Nord, depuis au moins le 19e siècle, il existe des serial killers autrement dit des auteurs d’homicides multiples (multicides en anglais) sans mobile apparent, qui agissent le plus souvent selon un même mode opératoire et semblent prendre plaisir à commettre leurs crimes. Dans Serial Murderers and Their Victims, Eric Hickey [universitaire états-unien spécialiste de la psychologie criminelle, ndlr] a recensé 431 tueurs en série ayant sévi aux États-Unis, du début du 19e siècle à la fin du 20e siècle, contre 300 cas ailleurs dans le monde (dont 57 % en Europe). Autrement dit, plus de la moitié des tueurs en série sont étasuniens.

Couverture du livre de Laurent Denave, « L'inhumanité, {Serial Killers et capitalisme} ».
Serial Killers et capitalisme
Laurent Denave est sociologue, auteur de L’Inhumanité. Serial Killers et capitalisme, Raison d’agir, 2024.

On constate une augmentation importante du nombre de ces tueurs – et plus généralement de meurtres – aux États-Unis dans les années 1970-1980 [plus de 250 tueurs en série sont recensés à cette période, selon la base de données de l’Université de Radford et de l’Université de la côte du golfe de Floride, ndlr]. Dans mon livre, je montre qu’il y a un lien entre cette augmentation et l’évolution du contexte politico-économique, la transformation du système capitaliste et les politiques dites néolibérales, dont les conséquences ont été catastrophiques pour les classes laborieuses américaines, en particulier pour les plus précaires.

On peut comprendre que l’absence de perspectives économiques et sociales dans une société fortement inégalitaire favorise, par exemple, le trafic de drogues ou les vols avec violence, avec les risques d’homicides qui en découlent. On imagine moins le lien avec les serial killers...

Le premier chapitre de mon livre, intitulé « Le crime de la pauvreté » est consacré aux conditions sociales de l’homicide volontaire. Le meurtre en série étant déjà une série de meurtres, il en partage en effet certaines logiques sociales, en particulier le lien fort entre pauvreté, précarité et criminalité violente. Plus la pauvreté augmente lors de crises économiques ou d’aggravation des inégalités, plus le taux d’homicides augmente. À l’inverse, plus on réduit les inégalités, plus on limite le nombre d’homicides. Cette équation concerne également les meurtres en série.

Ce lien entre pauvreté et criminalité violente a été maintes fois démontré par des travaux scientifiques sérieux [1]. Aux États-Unis, les années 1970 marquent le début d’une explosion des inégalités suite à des décisions politiques et économiques particulières : baisse des salaires pour les classes laborieuses, réduction des aides aux pauvres, délocalisation des usines, etc. Cela s’accélère durant les années 1980, avec Ronald Reagan et ses politiques dites néolibérales. L’Amérique est devenue le pays le plus inégalitaire des pays « développés », mais également celui où le taux d’homicides est le plus élevé. Il y a un lien direct entre les deux, même si d’autres explications secondaires entrent en jeu, comme la facilité d’accès aux armes à feu ou les discriminations raciales.

« David Fincher, le réalisateur de Seven ou Zodiac, a regretté avoir véhiculé une image de tueurs en série « cordons-bleus amateurs de bon vin, d’opéra, et dotés d’un QI hors du commun ». Ces meurtriers sont souvent présentés comme des monstres froids, « tueurs-nés ». Pourquoi, selon vous, cette représentation est-elle erronée ?

Malheureusement, les fictions et reportages sur les tueurs en série n’aident pas beaucoup à comprendre pourquoi ces individus commettent leurs crimes. Depuis le 19e siècle, on diffuse des théories complètement infondées, comme celle du « tueur né », une explication médicale (problème au cerveau ou accident génétique) qui n’a jusque là jamais pu être démontrée. Aujourd’hui, la recherche scientifique sur le sujet est archi-dominée par la psychologie. Elle se concentre surtout sur l’environnement familial du tueur. Cela donne des informations très intéressantes, en particulier sur la violence subie par le tueur lorsqu’il était enfant.

Ces explications me semblent cependant nettement insuffisantes pour bien comprendre le passage à l’acte criminel. Très peu de chercheurs se sont intéressés aux conditions sociales des tueurs et au contexte politico-économique. En l’occurrence, le tueur en série étasunien est très rarement un « amateur de bon vin », autrement dit un membre des classes moyennes ou supérieures. En règle générale, il est pauvre et précaire, et a vécu une forme de régression sociale, comme la perte d’un emploi ou un déclassement : il occupe une position sociale plus basse que celle de ses parents. On peut parler de « frustration sociale » : ses aspirations ne sont pas satisfaites, il n’arrive pas à occuper une position sociale à la hauteur de ses espoirs [2].

Cela peut provoquer une crise intérieure qui est résolue par le tueur en série en s’appropriant la vie d’autrui. Cette forme individuelle et illégale de chasse à l’homme procure un sentiment de fierté et de toute-puissance, après une chasse réussie, ce qui compense sa frustration. Le célèbre tueur en série Ted Bundy [auteur d’au moins une vingtaine de viols et d’assassinats de femmes ou de jeunes filles dans les années 1970, ndlr], qui a échoué à devenir avocat, a ainsi confié : « Quand on est seul avec une victime qui est pleine de vie, vibrante, et qu’elle plaide pour sa vie, on devient un dieu. On a pouvoir de vie ou de mort. Et quand on les tue, on entend le dernier son qu’elles émettent et on peut en quelque sorte goûter le dernier souffle de cette personne. Il y a un incroyable sentiment de puissance, et c’est ce qui nous nourrit pendant un certain temps. »

Mais tous les gens qui subissent des échecs ou des frustrations ne se mettent pas à massacrer leurs congénères…

On ne pourra jamais connaître la multitude d’expériences quotidiennes qui ont infléchi la trajectoire d’un individu et l’ont fait basculer dans le crime. On peut simplement identifier des facteurs explicatifs généraux qui rendent raison de ce basculement dans la violence extrême et en l’absence desquels cet individu ne serait probablement pas devenu un meurtrier.

Le même David Fincher pense qu’« on ne peut pas pour autant faire porter à la société la responsabilité de leurs crimes ». Selon le cinéaste, aucun service social « n’aurait pu prévenir les crimes d’un type comme Ted Bundy, qui était la cruauté incarnée ». Vous dîtes plutôt le contraire. En quoi la société porte-t-elle une responsabilité dans le passage à l’acte d’individus tel un Ted Bundy ou un Michel Fourniret ?

Ces « monstres » sont le produit d’une société que nous avons en commun. Une organisation sociale très inégalitaire produira toujours de la violence ; si on réduit les inégalités, on réduira la violence, c’est aussi simple que ça ! Pour le dire autrement : nous sommes responsables, non pas des actes atroces de M. Fourniret, seulement de ne pas mettre à bas une organisation sociale – le capitalisme doublé du patriarcat – qui engendre de telles atrocités… Pour éviter d’en produire de nouveaux, il faut changer la société. Considérer les tueurs en série comme des « monstres » ou des individus rendus anormaux par un accident de la nature est bien pratique pour dédouaner l’organisation sociale de toute responsabilité.

« Les tueurs pourraient prendre pour cible des individus appartenant au milieu social auquel ils n’ont pas pu accéder », écrivez-vous. Contrairement aux auteurs d’« homicides ordinaires », les meurtres en série ne connaissaient pas personnellement leur cible. En quoi tuer consisterait ici en une « revanche de classe » ?

Une hypothèse formulée par l’anthropologue Elliott Leyton, un pionnier dans l’étude sociologique du meurtre en série, serait que le tueur, qui est généralement d’origine populaire, s’en prendrait à des membres des classes moyennes et supérieures, classes auxquelles il aurait rêvé d’appartenir et dont il est exclu. E. Leyton s’appuie notamment sur les cas d’Edmund Kemper [auteur de neuf meurtres de femmes, dont sa mère, dans les années 1970, ndlr] et Ted Bundy qui pourraient valider sa thèse, leurs cibles principales étant des étudiantes « de bonne famille ». Mais une étude plus récente portant sur 40 tueurs en série ayant sévi de 1960 à 1990, montre qu’en règle générale, le tueur s’en prend à des membres des classes populaires, et même souvent à des individus occupant une position plus basse que la sienne. On pourrait malgré tout sauver la thèse d’E. Leyton en considérant que le désir de célébrité de la plupart des serial killers, réalisé car ils sont très médiatisés, est une sorte de « revanche de classe » : l’accession à une position privilégiée par le crime.

Hormis Jeffrey Dahmer – auteur de dix-sept meurtres de jeunes hommes homosexuels et en majorité afro-américains, comment expliquez-vous que la grande majorité des tueurs en série que vous citez soient des hommes qui s’en prennent à des femmes ?

Les tueurs dont nous parlons sont en écrasante majorité des « prédateurs sexuels » : ils prennent plaisir à agresser et tuer leurs victimes. Les tueurs masculins hétérosexuels s’en prennent donc logiquement à des femmes. Pour compenser leur frustration et connaître un sentiment de toute-puissance, ils exercent une forme de domination totale sur les femmes en disposant de leur corps comme d’un simple objet. Ted Bundy a ainsi déclaré qu’il s’agissait pour lui de « posséder des personnes physiquement comme on possède une plante en pot ou une Porsche. Être propriétaire d’un individu. » Contrôle et possession sont au fondement même de la relation de domination masculine, les conséquences étant évidemment plus extrêmes ici.

En quoi l’amélioration de leur statut social empêcherait la reproduction de cette domination masculine extrême ?

Limiter les inégalités économiques réduira la violence, sans probablement la faire disparaître complètement, tant que ne disparaîtront pas les autres formes de domination, à commencer par la domination masculine. Pour maintenir ce rapport de domination, on peut en effet user de violence. Cependant, on ne peut entièrement expliquer la violence masculine par l’existence du patriarcat en tant que tel. Le contexte économique est tout aussi déterminant.

La philosophe féministe Verónica Gago souligne le lien entre « l’exploitation dans le monde du travail et l’explosion de violence misogyne dans l’espace domestique du fait de l’effondrement de la capacité masculine de pourvoir aux ressources vitales[1] ».

Les violences contre les femmes sont, au moins en partie, le produit d’autres formes de violences. Et en premier lieu : économiques, comme celles « que les hommes incorporent sous forme d’humiliation dans leurs espaces de travail, comme par effet de contamination ». Elles sont le produit du patriarcat modelé par l’économie capitaliste. Et si les hommes humiliés sur leur lieu de travail – ou les chômeurs – peuvent devenir violents avec leur entourage proche, dans le cas des tueurs en série, ils externalisent leur violence hors de la sphère privée et s’en prennent le plus souvent à des femmes qu’ils ne connaissent pas. Il existe évidemment des violences masculines dans tous les milieux sociaux, sous diverses formes, en particulier le harcèlement, l’inceste ou le viol. Mais mon livre s’intéresse aux cas de meurtriers en série qui appartiennent généralement aux classes populaires. Dans ce contexte, il convient de parler du rapport entre l’exploitation au travail ou le chômage et la violence au sein du foyer.

Votre livre se concentre sur les tueurs aux États-Unis, pays en proie à de grandes inégalités économiques et à une libre circulation des armes. Qu’en est-il en France où les meurtriers en série semblent avoir particulièrement sévi autour des années 1980-1990 ?

J’ai moins étudié le cas des tueurs en série français. À ma connaissance, le contexte est un peu différent, la fascination exercée par ces tueurs dans notre pays est moindre. Le désir de célébrité ne semble pas faire partie de leurs motivations, même si l’on retrouve des explications sociologiques assez semblables. Ce sont des individus issus des classes populaires pour la plupart, qui subissent une certaine frustration sociale, qu’on présente parfois comme des « ratés ». L’accroissement des inégalités en France, où l’insécurité sociale est cependant moins forte qu’aux États-Unis, ne produira pas nécessairement une augmentation du nombre de tueurs en série. D’autres formes de violences extrêmes reposant sur des logiques sociales similaires pourraient cependant se multiplier, comme les tueries de masse, liées notamment à un conflit religieux ou politique.

D’autres crimes de masse ont lieu aux États-Unis ou en Europe, souvent dictés par une idéologie : Columbine (une tuerie de masse dans un lycée aux États-Unis qui a fait 13 morts), Utoya (un terroriste d’extrême droite norvégien, Anders Breivik, est l’auteur d’une tuerie de masse contre des militants de gauche qui cause 77 morts en 2011), et bien évidemment les attentats islamistes du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis (123 morts)… Peut-on vraiment comparer un serial killer qui choisit ses victimes, un lycéen qui choisit un lieu pour perpétrer une tuerie collective et des attaques terroristes au nom d’une idéologie ?

Ce qui distingue les tueurs en série des tueurs de masse, c’est la volonté de vivre pour les premiers, le comportement suicidaire pour les seconds, qui finissent souvent par mettre fin à leurs jours après leur massacre ou par être abattus par la police. Ce qui rapproche ces deux types de tueurs est le désir de prendre une revanche sur une société qui les rejette. Certains le disent très clairement, comme l’un des tueurs de Colombine, Eric Harris, qui a écrit dans son journal intime, quelques mois avant de faire 13 morts et 24 blessés, les lignes suivantes : « Tout le monde se moque de moi à cause de mon apparence, parce que je suis faible et toutes ces conneries, eh bien, vous allez me le payer ; une putain de vengeance ultime.[…] Voilà d’où vient ma haine, elle provient du fait que j’ai une mauvaise opinion de moi-même, en particulier concernant les filles, le look, etc. Donc les gens se foutent de moi… tout le temps… On ne me respecte pas et ça, ça me fait chier. » Si l’on s’intéresse au parcours de vie des tueurs en série ou de masse – y compris certains terroristes – on tombera inévitablement sur différentes formes de misère sociale ou de désespoir.

En France, le nombre d’homicides serait reparti à la hausse, ces dernières années. L’épidémiologiste Richard Wilkinson, que vous citez, a prouvé que les sociétés plus égalitaires sont généralement plus pacifiées. En quoi des politiques sociales seraient-elles plus efficaces pour lutter contre ces violences que les mesures sécuritaires actuelles ?

R. Wilkinson a bien montré qu’en détruisant le tissu social et en augmentant le stress et la violence, les inégalités affectent l’ensemble de la société. Toutes les classes sociales finissent par en souffrir, à l’exception peut-être des ultra-riches, qui vivent dans un monde à part. Il serait donc souhaitable de se détourner de la voie suivie par la société américaine, qui produit insécurité sociale et violence. On n’en prend malheureusement pas le chemin en France depuis plusieurs décennies, les choses s’aggravant rapidement à cet égard depuis la présidence d’Emmanuel Macron, entièrement dévoué à la cause des ultra-riches. Il est pourtant urgent de prendre des mesures pour mieux répartir les richesses et le travail, non seulement pour réduire la violence la plus visible, comme les agressions violentes et les meurtres, mais aussi pour réduire la violence sociale subie par les plus précaires, dont on sait les difficultés aujourd’hui à vivre dignement.

Recueillis par Ludovic Simbille

Photo : CC Matt Brown

Notes

[1Lire la synthèse de 35 études, établie par des criminologues, qui met clairement en exergue un lien entre inégalités de revenus et criminalité violente, en particulier homicides et agressions violentes.Ching-Chi Hsieh et Meredith Pugh, « Poverty, income inequality, and violent crime. A meta-analysis of recent aggregate data studies », Criminal Justice Review, 18/2, 1993, p. 182-202.

[2Sur un échantillon de 94 tueurs en série, les statuts professionnels marqués par une « absence de pouvoir » (c’est-à-dire positions subalternes ou chômeurs) sont surreprésentés (60 sur 94). Et sur 33 tueurs en série, 27 meurtriers avaient un statut professionnel sans pouvoir alors que 19 avaient un père occupant ce type de position. Cela montre une régression sociale pour ces tueurs par rapport à leur milieu d’origine. Voir Luc Lévesque, « Les multicides sériels aux États-Unis de 1900 à 1994 », master de sociologie, université d’Ottawa, 1996.